Entretien avec Alain Lamassoure, ancien ministre délégué aux Affaires européennes (1993-1995), ancien député européen (1999-2019), président de l’Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe (OHTE) par Sabine Renault-Sablonière, consultante en communication.
Cet article en paru dans le n° 183 - Printemps 2024 de la revue
Politique Internationale
Sabine Renault-Sablonière — Vous avez été ministre aux Affaires européennes et député européen pendant deux décennies. Pourquoi vous a-t-il semblé utile de créer l’Observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe (OHTE) qui dépend du Conseil de l’Europe, et que vous présidez ? Que fait cet Observatoire ? Quels sont ses objectifs ?
Alain Lamassoure — La construction européenne a permis un miracle : la « paix européenne », c’est-à-dire la réconciliation entre les fauteurs européens des deux guerres mondiales. Et son extension à tous les membres de l’Union d’aujourd’hui. Pourtant, depuis le début du XXIe siècle, nous voyons renaître dans les démocraties, y compris dans l’Europe réconciliée, des mouvements extrémistes, xénophobes, racistes, aux accents nationalistes. Je me suis demandé si l’une des origines de ce phénomène ne se trouvait pas dans la mauvaise qualité de l’enseignement de l’histoire à l’école. Politiquement, le sujet est un champ de mines. L’Union européenne elle-même n’a d’ailleurs pas de compétence sur le contenu de l’éducation. En revanche, le Conseil de l’Europe, qui regroupe les 48 pays du Vieux Continent, peut faire des recommandations sur tout ce qui relève de la transmission des valeurs communes. Nous avons proposé la création modeste d’un Observatoire de l’état de l’enseignement de l’histoire à l’école, organe adossé au Conseil de l’Europe, mais politiquement, juridiquement et financièrement indépendant de lui, ouvert à tous les États européens intéressés par la démarche. Notre objectif n’est pas de commenter, mais simplement de révéler l’état des lieux. À chacun ensuite d’en tirer les conclusions politiques qu’il jugera pertinentes.
S. R.-S. — Pensez-vous que l’enseignement de l’histoire peut avoir une influence sur la géopolitique ? Et, si oui, laquelle ?
A. L. — Bien évidemment. Ce n’est pas un hasard si l’histoire est apparue à l’école avec la création des nations et le mouvement des nationalités, pour l’essentiel au XIXe siècle. L’histoire, telle qu’elle était enseignée à l’école, avait alors pour but de former les futurs combattants dans l’exaltation de la gloire de leurs anciens et dans la promesse de se montrer dignes d’eux. Ce n’est pas un hasard non plus si, en lançant son offensive, d’abord diplomatique, contre l’Ukraine et l’Occident, à l’automne 2021, Poutine a publié un ouvrage intitulé Histoire de la Russie et de l’Ukraine, signé de son nom. Il prétendait y faire la démonstration que l’Ukraine n’avait jamais existé que sous un pouvoir nazi. Cette négation grossière a été aussitôt reprise dans les manuels scolaires russes. Tous les pouvoirs despotiques utilisent l’histoire pour leur propagande. Xi Jinping ne fait pas autre chose en Chine, en réhabilitant Mao au détriment de Deng Xiaoping. Un cas extrême fut celui de Nasser, dans sa croisade panarabe : selon l’état de sa relation avec ses voisins arabes du Proche-Orient, la bataille de Qadesh, 1274 avant Jésus-Christ, illustrée dans le grand temple d’Abou Simbel, était présentée dans les manuels égyptiens comme une grande victoire de Ramsès II ou comme celle de ses adversaires Hittites…
S. R.-S. — Comment avez-vous réussi à attirer les premiers membres de votre Observatoire ? Qui sont vos interlocuteurs ? Quel accueil recevez-vous, lorsque vous présentez le projet ?
A. L. — C’est un travail de bénédictin. Il a d’abord fallu convaincre les 48 pays membres du Conseil de l’Europe, dont l’unanimité était nécessaire non seulement pour créer l’organisme, mais pour en valider les statuts. C’était en 2020, l’année des « grands confinements » : la négociation s’est faite entièrement sur Zoom. Ensuite, il a fallu séduire les pays prêts à se prêter eux-mêmes à l’exercice : c’est-à-dire ouvrir leurs archives, répondre à un questionnaire très détaillé portant sur tous les aspects, du contenu des programmes au statut des manuels, et nous permettre d’interroger directement leurs enseignants.
Hélas, en ruinant tous les budgets nationaux, la pandémie a découragé beaucoup de pays pourtant intéressés. Autre difficulté, la participation initiale de la Russie a dissuadé tous ses voisins : ils gardaient encore un souvenir très douloureux de l’hégémonie soviétique. En revanche, la présence de la Turquie a encouragé l’adhésion des pays proches : la Grèce, Chypre, la Macédoine du Nord, l’Albanie, l’Arménie, la Géorgie. Il y a visiblement une aspiration très intéressante des pays de la région à engager la réconciliation des mémoires, avant même de régler les problèmes contemporains. Finalement, nous avons lancé nos travaux avec seize pays pionniers. Le soutien actif des autorités françaises n’a jamais faibli.
S. R.-S. — Quelles sont les grandes tendances de l’enseignement de l’histoire en Europe ? L’Europe du Nord, l’Europe centrale, l’Europe de l’Ouest ont, semble-t-il, des programmes scolaires bien différents…
A. L. — Chaque pays a son propre système, généralement centré sur l’histoire nationale. Il faut dire qu’à l’âge de la paix européenne enseigner le passé est paradoxalement devenu bien plus difficile. D’un côté, les élèves ont toujours besoin de connaître l’histoire de leur pays et d’être fiers de ses pages lumineuses — le besoin d’appartenance identitaire est plus fort que jamais. Mais, de l’autre, par le choix des sujets et la pédagogie, il faut s’assurer que ces récits contribuent à renforcer la réconciliation entre nos pays et non à ressusciter les fantômes.
L’équilibre est compliqué à trouver. La France et, parmi ses voisins les plus proches, l’Allemagne, le Luxembourg, la Suisse, le Portugal et la République d’Irlande, y sont assez bien parvenus. En revanche, les pays encore meurtris par des « conflits gelés » ont du mal à prendre du recul : en Bosnie-Herzégovine, les récits nationalistes transmettent à la jeune génération les haines de la génération précédente. La situation est encore tout autre en Europe du Nord, où l’histoire n’est plus enseignée en tant que telle à l’école. Or, comment les Européens peuvent-ils comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui à Kiev ou à Gaza s’ils ne savent rien de l’histoire du XXe siècle ? Après avoir réalisé le miracle de la paix européenne, nous risquons de laisser les clés à une génération de néo-nationalistes et d’amnésiques.
S. R.-S. — Quels types de travaux produisez-vous ?
A. L. — L’essentiel de notre travail est rassemblé dans un rapport triennal complet sur l’état des lieux dans nos pays membres. Le premier rapport a été publié en décembre dernier. En outre, tous les deux ans, nous publions un rapport thématique qui compare la manière dont les programmes et les manuels rendent compte d’un sujet d’intérêt commun. En 2022, nous avons choisi le récit des pandémies et des catastrophes naturelles. Pour 2025 nous travaillons sur le traitement des crises économiques, sujet bien plus sensible.
La crédibilité de nos travaux est garantie par un Conseil scientifique dont les onze membres ont été sélectionnés exclusivement sur leurs références professionnelles.
S. R.-S. — Pensez-vous que l’on puisse exporter le modèle de l’OHTE vers d’autres continents ?
A. L. — Je souhaite d’abord assurer sa réussite en Europe même. L’extension du cercle de famille est notre première priorité. Nous sommes en train d’accueillir la Suisse. L’exclusion de la Russie immédiatement après le 24 février 2022 a convaincu l’Ukraine de nous rejoindre. La Moldavie est également en chemin, les négociations sont avancées avec la Slovaquie. Quant à la Pologne, où la victoire de Donald Tusk a radicalement changé la donne, nous espérons qu’elle franchira le pas prochainement. Jusqu’à présent, nous n’avons pas réussi à convaincre l’Allemagne : l’éducation y est une compétence exclusive des Länder, qui sont très jaloux de leur indépendance. Nous y travaillons.
Notre seconde priorité est d’ouvrir les manuels pour en comparer les contenus. Ce sera l’objet de notre prochain rapport. Dans sa pièce Trois chants funèbres pour le Kosovo, Ismaïl Kadaré a donné trois versions de la bataille du Champ des Merles en 1389, selon qu’elle a été racontée par les Serbes, les Albanais ou les Turcs. La matière sera riche.
Hors d’Europe, les besoins sont très divers. Même entre les alliés que sont les Japonais, les Sud-Coréens et les Taïwanais, les mémoires du siècle précédent restent très vives.
S. R.-S. — À vous entendre, on comprend bien que l’OHTE doit être porteur de valeurs de paix et contribuer à la construction européenne en faisant émerger les grandes lignes d’une histoire commune. Ne craignez-vous pas que certains vous accusent d’entacher le récit national et que d’autres, influencés par le wokisme, souhaitent masquer des pans entiers de leur histoire ?
A. L. — Ce n’est pas du tout notre intention ! Nos statuts l’interdisent expressément. Personne ne veut d’une histoire commune officielle de l’Europe : une telle « histoire sainte » serait récusée par tous les historiens autres que ses auteurs. L’éducation reste et restera fondamentalement une compétence nationale. Nous devrons donc toujours vivre avec des dizaines de récits différents sur le passé. Et naturellement, chaque fois qu’il y a eu une guerre, le souvenir chez le vainqueur n’est pas le même que chez le vaincu. Il faut veiller à ce que ces récits soient compatibles entre eux, qu’ils soient racontés dans un esprit de réconciliation. Prenez le 11 novembre 1918. Pour les Français, c’est le jour de la Victoire. Pour les Allemands, c’est le début d’un processus infernal qui a fait accoucher la république de Weimar du monstre du nazisme. Pour les Polonais, c’est le retour à l’indépendance nationale après un siècle d’assujettissement aux puissances voisines. Les Hongrois pleurent la perte des deux tiers de leur territoire après le traité de Trianon, tandis que les Roumains fêtent la récupération de la Transylvanie qu’ils se disputaient avec les Hongrois depuis mille ans. Quand un événement est mondial, le but n’est pas d’unir tout le monde autour d’un même récit, mais d’apprendre à chacun à écouter le récit des autres.
S. R.-S. — Dans le sillage de l’OHTE, quelques chefs d’entreprise ont créé Pax Europa, dont vous êtes le président d’honneur. Dans ce monde multipolaire, où l’on voit se dessiner de grands ensembles régionaux, les entreprises ont-elles un rôle à jouer pour promouvoir les valeurs européennes ? L’histoire peut-elle les éclairer dans la définition de leur stratégie ?
A. L. — Je crois que oui. À l’âge de la mondialisation, si vous voulez investir ailleurs, il vous faut connaître la culture de l’autre, donc son histoire. Et que d’enseignements dans le passé !
La généralisation de l’imprimerie au XVIe siècle a été plus rapide que celle d’internet ! Les positions dominantes qu’ont pu exercer Cornelius Vanderbilt dans l’industrie ferroviaire, Andrew Carnegie dans l’acier ou John D. Rockefeller avec la Standard Oil posaient les mêmes problèmes qu’Elon Musk ou Mark Zuckerberg cent cinquante ans plus tard. Les révoltes des moines copistes contre l’imprimerie, celles des luddistes et des canuts contre les métiers à tisser préfiguraient les fauchages de champs de maïs OGM, au nom de la même diabolisation du progrès.
Finalement, les grands ingénieurs, les grands capitaines d’industrie, les grands syndicalistes, ont marqué l’histoire nationale plus que bien des politiques. Voyez chez nous Ferdinand de Lesseps, Gustave Eiffel, Louis Renault, André Citroën, Édouard Michelin, Marcel Boussac, Marcel Dassault, Jean-Luc Lagardère… Et que dire du patron belge Ernest Solvay, qui réunissait chaque année les plus grands cerveaux du XXe siècle : Albert Einstein, Max Planck, Werner Heisenberg, Niels Bohr, Marie Curie, Henri Poincaré, Ernest Rutherford, Paul Langevin, Louis de Broglie, Robert Oppenheimer ? Une véritable Académie mondiale des sciences !